Les doigts dans la prise de décision

« Finalement, nos prises de décisions sont-elles intelligentes ? » J’avoue que la question posée par notre P-DG au détour d’un couloir (ça m’apprendra à m’aventurer trop loin de mon bureau…) m’a pris au dépourvu.

J’ai été tenté de lui rétorquer que, vu le ramassis de conseillers et chargés de mission dont il s’entoure, l’intelligence de la prise de décision ne m’apparaît pas au grand jour. Il est plutôt du côté obscur de la force décisionnelle : celui de la Business Bêtise plutôt que celui de la Business Intelligence.

– Ça dépend… me suis-je contenté de lui répondre.

– En voilà une réponse ! Imaginez, mon cher Séhiaud, si je répondais de la sorte à nos actionnaires ! Je souhaite que nous prenions nos décisions plus rapidement et que l’on ne se trompe plus aussi souvent. Proposez-moi des solutions, vous qui connaissez tous les logiciels du marché…

– Je vais voir ce que je peux faire.

– Décidément, vous le faites exprès ! Et si je répondais de cette manière à nos investisseurs, je ne donne pas cher de ma peau à la direction du groupe. Ni de la vôtre, d’ailleurs, par la même occasion…

Bon, c’est sûr, notre boss est dans l’un de ces mauvais jours. Tout le monde sait, dans l’entreprise, qu’il ne faut pas rôder à l’étage de la direction générale le jour où Pierre-Henri Sapert-Bocoup est bougon, soit un jour sur deux : chacun en prend pour son grade. Aujourd’hui, c’est tombé sur moi… Tout ça pour avoir voulu boire un café deux étages plus haut à cause d’un distributeur en panne ! Il faudra que je pense à sermonner notre responsable des services généraux qui, lui, est encore plus éloigné de la Business Intelligence, il n’est même pas dans le monde de la Business Bêtise, il est carrément passé du vrai côté obscur de la force : celui de la Business Connerie. Mais, comme disait le célèbre philosophe chinois Lâo Tsour Sing : « La connerie est la seule chose que les dirigeants d’entreprises ne peuvent délocaliser. » C’est pour ça qu’on la garde dans l’entreprise et à tous les étages.

Il me fallait de toute façon agir. Notre patron a en effet une excellente mémoire et suit ses dossiers. Il se souviendra donc m’avoir demandé de lui proposer une solution à ce qu’il estime être un problème technologique. Et il est inutile de lui expliquer que même la plus performante solution logicielle ne pourra rien contre des cerveaux qui, de toute façon, ne sont pas formatés pour être créatifs et intuitifs

Mais comment faire semblant d’agir tout en n’agissant pas ? J’ai réutilisé une vieille technique qui consiste à complexifier un problème simple, et organisé une réunion à laquelle ont été conviés tous les métiers du groupe. Ordre du jour : « Point sur l’usage de la BI et définition des KPI ».

Je ne suis pas un expert de la Business Intelligence, c’est pourquoi j’ai convié un consultant, Paul Werpount, spécialiste de ces questions, issu du cabinet Meyeur-Sainou-Lémeyeur à qui nous faisons appel régulièrement pour tout et n’importe quoi. Sa mission : embrouiller nos utilisateurs avec des considérations techniques. Pour un consultant, ce n’est guère compliqué, il a l’habitude…

– J’ai analysé votre existant, qui est loin d’être à l’état de l’art, explique-t-il.

Certes, nous sommes équipés d’une suite décisionnelle, mais, dans le groupe, les prises de décisions, même pour les plus stratégiques, reposent encore sur quelques tableaux Excel, alimentés manuellement par des données collectées de façon informelle auprès des équipes, sans vision consolidée. Paul Werpount entreprend de projeter quelques slides pour nous expliquer sa vision.

– Avec du datamining, associé à des tables multidimensionnelles, vous pourrez aisément effectuer des analyses Olap en pratiquant des drill down dans le datamart, grâce à un moteur de requêteur SQL développé spécialement pour optimiser l’ETL dans les clusters, de manière à produire, depuis les cubes, des Dataviz pour définir une approche de balanced Scorecard. Vous aurez ainsi accès à un ensemble de KPI, stockés sur un serveur ftp, de manière à vous affranchir de votre legacy, qui n’est pas très scalable pour faire de la BI.

La salle, plongée dans la pénombre pour que tout le monde reste bien concentré sur les slides projetés, reste silencieuse. On n’entend seulement le ronronnement du vieux rétroprojecteur.

– Des questions ? hasarde le consultant.

Personne ne réagit. C’est classique de n’importe quelle réunion ou conférence : le premier qui pose une question risque de perdre une partie de sa réputation pour basculer dans la catégorie de « ceux qui ne comprennent rien et qui posent des questions basiques dont tout le monde connaît la réponse. » C’est notre DAF, Lucas Cheflot, connu pour dire les choses telles qu’il les pense, qui se lance :

– Que faut-il prévoir comme budget pour ce projet qui me semble tellement ambitieux ?

Il a vite compris que la facture serait salée s’il nous fallait tout changer et mettre en place un système aussi complexe. C’est l’objectif que je cherchais à atteindre : le DAF est un confident de notre P-DG, rien de tel pour faire passer le message qu’il n’est pas opportun de chambouler une nouvelle fois notre SI.

À l’issue de cette réunion, personne n’a demandé à récupérer une copie des slides de notre consultant de Meyeur-Sainou-Lémeyeur. Pour une fois, c’était une sage décision…