Mission casse-cou

Je me doutais que cela allait tomber sur moi lorsque Josette Trouet me demande de venir dans son bureau « pour (me) parler d’un sujet important », me précise-t-elle. La classe de troisième verte n’ayant toujours pas de professeur principal, trois semaines après la rentrée, cela commence à faire désordre. Les parents commencent à râler. On les comprend, ils ne savent plus à qui se plaindre. Et les élèves se posent des questions. Il n’y a que les collègues enseignants qui ne s’en posent pas : ils savent que le boulot est ingrat. Peu de profs sont volontaires pour cette charge supplémentaire. Et la liste est longue : préparer le conseil de classe, l’animer, surveiller le planning des devoirs des différents enseignants, analyser les résultats des évaluations. Ce n’est pas tout : il faut animer les heures de vie de classe, dix heures de plus par an tout de même, et aider les élèves en mal d’orientation. « Cerise sur le gâteux », comme on disait à propos d’un vieux proviseur : le prof principal prend tous les coups entre les collègues et les parents.

– C’est pour le bien des élèves, vous devez accepter, me dit Josette Trouet.

Je me doute que les volontaires ne se bousculent pas au portillon des emmerdements. Pour la classe de troisième verte, tous les collègues se sont défilés, avec d’excellentes raisons : de « l’impossibilité d’assister aux conseils de classe quand on est divorcée avec quatre enfants » à « l’impossibilité de subir des situations stressantes », certificat médical à l’appui, en passant par « place aux jeunes, t’as pas le choix on est tous passés par là ». Ceux qui ne rentrent pas dans ces catégories s’occupent des autres classes.

Je sais également que le bizutage des petits nouveaux dans un établissement passe souvent par la désignation comme volontaire pour devenir professeur principal. Plus la classe est difficile, plus le bizutage est sérieux. La crainte des enseignants frais émoulus (frais et moulus disent certains) de l’IUFM est, outre de tomber en ZEP, de se faire refiler en douce le titre de prof principal. Évidemment, il existe des enseignants vraiment volontaires, ceux qui croient qu’ils ont une mission à accomplir. Ils sont hélas en voie de disparition… Tant mieux pour ceux qui ont la vocation, mais, moi, devenir prof principal ne m’intéresse pas.

– J’insiste… Vous devez être volontaire.

– Ai-je le choix ?

– Non. Pas vraiment.

Je sais que c’est le rôle du chef d’établissement de désigner les professeurs principaux lorsqu’il n’y a aucun volontaire. Je deviens donc volontaire désigné à l’unanimité pour occuper la haute fonction de prof principal de la troisième verte. Verte, mais pas mûre… La première séance de « vie de classe » a en effet été agitée. Ah ! Ils sont bien vivants les petits bougres ! Il m’a fallu leur expliquer que cette heure n’est pas une récréation, mais qu’elle permet d’aborder les différents problèmes que les élèves rencontrent. «La cantine, c’est pas bon…», râlent les affamés de onze heures, prompts à se jeter sur la nourriture. « L’emploi du temps, c’est n’importe quoi… », affirment ceux qui ne supportent pas de passer une heure en permanence ou au CDI alors qu’ils seraient mieux chez eux, pensent-ils. « Faudrait changer de place plus souvent… », réclament ceux qui veulent se positionner plus près de celui ou de celle à qui ils veulent faire du gringue.

Mais de sujets de fond, point ! Ah, si ! Un jour, nous avons abordé la délicate question de la violence, à l’aide du document diffusé par le ministère dans le cadre de sa campagne de sensibilisation « Le respect, ça change l’école ». Du moins dans les dix premières minutes, avant que le débat ne dégénère après que Julien Hypertex se fut accroché avec Pierre-Jean Méhune, précisément pour une histoire de « manque de respect ». On n’a jamais su qui a commencé. Résultat : il me faut élever la voix pour ramener le calme dans la classe où chacun a pris parti pour l’un ou pour l’autre. On risque à tout moment la bataille (dé)rangée, le crêpage de couettes, l’arrachage de nattes ! Lorsque les élastiques et les noms d’oiseaux ont commencé à voler, j’ai arrêté prématurément l’heure de vie de classe, juste avant que Rémi Solsideau, dans la classe voisine, ne passe la tête pour identifier l’origine de ce chahut inhabituel. Le pauvre ! Il essayait désespérément de faire chanter, aux élèves de troisième bleue, sa dernière composition, un air tiré du folklore périgourdo-charentais.

– Alors, prof princ, comment ça se passe ? me demande Jean Cerdan-Lengrenage alors que je pénètre dans la salle des profs pour siroter un café corsé bien mérité.

– Heu, plutôt mal, l’heure de vie de classe, c’est pas une vie ! Je préfère le supplice du parent d’élève caractériel qui pète les plombs, au moins ça dure moins longtemps.

– T’inquiète pas, pour le même prix, tu auras les deux. Bienvenue au Club, me lance-t-il avec un grand éclat de rire.