Ni repris ni échangé

Mes vacances à la montagne ont mal tourné : je me suis cassé la jambe ! Plâtré pour quelques semaines, je suis incapable d’assurer mon cours, non pas que mes capacités intellectuelles soient altérées, mais je ne peux me rendre au collège ni m’y déplacer. Je ne me vois pas rester cloîtré dans la salle des profs à écouter les encouragements de mes collègues et, surtout, à répéter des dizaines de fois ce qui m’est arrivé.

– Pas de problème, nous aurons un remplaçant dès la fin de la semaine, m’assure Josette Trouet, jointe au téléphone dès le lendemain de mon accident de ski. Il s’agit de M. Barattabeurre. Il est très bien, m’a-t-on affirmé au rectorat.

Avec elle, il n’y a jamais de problème. Pas de problème ? C’est vite dit. Je n’aime pas trop qu’un prof inconnu intervienne dans mes classes. Surtout si c’est un débutant qui va bousculer mes méthodes, faire preuve de laisser-aller face aux élèves qui vont en profiter, c’est certain. Jean Siyoussoun, le prof d’anglais, m’a ainsi raconté qu’il a vu son remplaçant se contenter de faire apprendre des listes de mots de vocabulaire.

– Evidemment, c’est en grammaire que les élèves sont les plus nuls.

Le vocabulaire, c’est le plus facile !

Résultat : après un mois de ce régime, les élèves étaient toujours au même point. Bardés de mots nouveaux mais incapables de les mettre grammaticalement bout à bout. Mauvais pour les statistiques de réussite au brevet.

Certes, c’est encore pire que de laisser les élèves sans enseignement. Ces derniers sont généralement ravis d’avoir quelques heures de libres dans la semaine. Mais nous devons assurer la continuité du service public de l’éducation.

Je n’ai pas de nouvelles de mon remplaçant pendant deux semaines. À chaque fois que j’appelle le secrétariat de Josette Trouet, on me répond que la chef d’établissement est absente ou en réunion. Bizarre… J’ai contacté quelques collègues et tous m’ont indiqué soit qu’ils ne savaient rien, soit qu’ils allaient voir auprès des élèves. « C’est bien pour te rendre service… »

C’est Rémi Solsideau, le prof de musique qui, le premier, m’alerte. Nous sommes assez proches, nous avons le même âge et nous sommes d’ardents supporters du PSG. Il m’appelle un soir chez moi :

– J’ai entendu dire que…, a-t-il commencé, que ton remplaçant n’est pas une flèche, comme on dit. Il se contente de lire mot à mot son cours, copie conforme du manuel.

– Et alors ? Moi aussi je fais comme ça.

– Oui, mais lui, il ne fait QUE ça. Les élèves ne vont plus en salle de travaux pratiques. Et ils n’arrêtent pas de se moquer de son nom et de ses nombreux tics verbaux. Il paraît qu’il prononce deux cents fois à l’heure «voilà, voilà».

C’est même la première fois que les élèves sont en avance sur le programme : la plupart photocopient les pages du manuel, ce qui leur évite de prendre des notes. Siyoussoun m’apprend que des parents se sont plaints : mon remplaçant a également des réelles difficultés à répondre aux questions des élèves. Il se trouve contraint, pendant de longues minutes de chercher des réponses dans le manuel. Il ne les trouve qu’une fois sur deux. « Réponse au prochain cours », se contente-t-il de dire.

Dans quel état vais-je retrouver mes classes ? Quelle plaie, celui-là ! Évidemment, il ne sera pas là lorsque je vais ramer comme un malade pour remettre tout le monde à niveau. Il sera déjà en train de sévir dans la classe d’un autre prof, victime qui aura eu le malheur d’avoir un arrêt maladie de plus d’une semaine. Je comprends maintenant pourquoi Josette Trouet ne répond pas à mes appels : pour éviter des histoires. Elle me confiera plus tard qu’elle n’a pas eu le choix : c’était lui ou personne. Elle a préféré le moindre mal… Pas pour mon plus grand bien !

Le dernier jour, je fais l’effort de venir au collège. Mon remplaçant est là, assis au fond de la salle des profs.

– Tu sais, moi je suis une sorte de mercenaire, un vrai baroudeur du remplacement. Avant, j’étais chômeur. Après mes études, je n’ai rien trouvé à part ce job, parce qu’il faut bien vivre. Tous les jours, je file à l’inspection vers huit heures, pour consulter la liste des professeurs absents. Et voilà…

Je m’en retourne tout retourné, l’esprit chamboulé par l’ampleur de la tâche qui m’attend pour rattraper les bourdes de Barattabeurre. Est-ce l’énervement ? Au moment où je m’apprête à descendre l’escalier, une de mes béquilles glisse sur la première marche. Je me retrouve en bas de l’escalier en moins de temps qu’il n’en faut à un cancre pour copier sur son voisin. Hélas, ma seconde jambe a souffert et j’écope d’un mois supplémentaire d’arrêt de travail.

– Vous avez eu de la chance. Une sacrée veine, même, m’assure le médecin, sur le chemin de l’hôpital.

Cela dépend de quel point de vue. Mon remplaçant, lui, est ravi : « je commence à me plaire, ici, l’ambiance est sympa », informe-t-il tous mes collègues.

La cata, je vous dis !