Le tribunal de grande insistance

Le conseil de classe du premier trimestre se déroule dans la salle audiovisuelle, la seule capable d’accueillir tous les profs, ainsi que les représentants des élèves. La seule salle, aussi, à disposer d’une grande baie vitrée qui donne sur la cour. Souvent, ces séances interminables seraient un véritable supplice si nous ne pouvions apercevoir la lumière du jour. « De l’influence de la luminosité sur l’appréciation des élèves » : je suis sûr qu’un étudiant de troisième cycle en sciences pédagogiques fondamentales actives, appliquées aux espèces enseignantes en voie de disparition pour cause de dégénérescence vocationnelle qui proposerait une thèse sur ce thème ferait d’intéressantes découvertes. Les conseils de classe dans les sous-sols sont certainement moins profitables pour les élèves que ceux à ciel ouvert. Nous serions plus enclins à distribuer des encouragements et des félicitations si le conseil de classe avait lieu sur une plage paradisiaque, illuminée d’un chaud soleil que dans une mine de charbon éclairée à la bougie.

Au collège de Vatexibé-sur-Seine, on ne se plaint donc pas, du moins de l’environnement. Par contre, les séances des conseils de classe sont toujours trop longues : tous les profs le déplorent. À l’approche des dates fatidiques des conseils de classe, c’est même un sujet de conversation récurrent dans la salle des profs.

Le conseil de troisième verte a commencé à dix-sept heures quinze, juste après les derniers cours. La ponctualité, Josette Trouet y tient particulièrement. Depuis qu’elle passe plus de la moitié de son temps en réunion, elle applique ce principe avec rigueur. Y compris dans la vie quotidienne. Il se raconte que son mari commence à en avoir assez de sa manie de la « minute optimale ». Mais nous n’en saurons pas plus…

Puisque nous avons commencé à l’heure, avec de la chance, nous aurons terminé la revue de détail des performances des élèves vers dix-neuf heures. J’ai fait le calcul : une dizaine de profs combinée avec une trentaine d’élèves, chaque enseignant consacrant moins de trente secondes à chaque élève, ce qui est un minimum, on obtient deux heures et demi. Avec un peu de chance, les cancres et les surdoués, les deux catégories pour lesquelles l’unanimité des profs se dégage très rapidement seront suffisamment fournies pour que nous finissions avant dix-neuf heures…

– Commençons par Charlotte Allard-Mauriken, annonce Josette Trouet.

Une bonne élève celle-là. Je consulte rapidement ses notes : rien à dire. Quand vient mon tour, je me contente d’un « élève sérieuse, bon travail ». Puis je me suis replongé dans le feuilletage de mon carnet. Si tous mes collègues faisaient de même, nous aurions bouclé ce foutu conseil de classe avant dix-huit heures !

Nous sommes arrivés au milieu de la liste des élèves. Si, pour certains, je peux à coup sûr mettre un visage sur un nom, avec mes cinq classes, il m’arrive de me perdre dans l’identification des élèves. Comment mémoriser, trois mois après la rentrée, les visages de cent cinquante gamins ! Je n’ai pas encore trouvé la solution. Notre bien-aimée Éducation nationale n’a pas encore trouvé le moyen de nous implanter des puces dans le cerveau avec les photos de nos chers enseignés…

– C’est un élève tout à fait sérieux qui fait des progrès et qui participe, dis-je, concernant Thibaud Tussey, un autre élève.

Josette Trouet insiste sur un point : l’enseignant ne doit pas se contenter de transmettre les notes de l’élève, mais doit également fournir une appréciation qualitative.

À entendre le silence qui s’est subitement abattu dans la salle et en observant les visages horrifiés de mes collègues, je devine que quelque chose cloche.

– Tu es sûr ? me souffle Jean Siyoussoun, assis à ma gauche.

– Heu… ben oui.

– Thibaud Tussey est l’un des pires fouteurs de merde dans nos cours, me dit-il.

Mes collègues approuvent massivement. Gloups ! Pourtant, en scrutant la photo, je conserve la certitude que l’élève en question est un bon élément. Mon voisin me lance un « ce n’est pas lui, celui-là c’est Simon Tonson, effectivement un bon élément ». Nouvelle approbation de mes collègues.

– La prochaine fois, vous éviterez de demander aux élèves de noter eux-mêmes leur nom au dos des photos. Ils ne peuvent résister à les échanger pour mettre les profs dans l’embarras. Vous ne le saviez donc pas ?

– Non, répondis-je, alors que mes collègues avaient désormais le sourire aux lèvres.

Pour mon premier conseil de classe, j’ai gagné le gros lot : celui du ridicule, d’une valeur inestimable pour ceux qui n’en sont pas victimes.