« Recrute de nouveaux adhérents chez les nouveaux embauchés afin que les autres syndicats ne les recrutent pas à ta place ! » m’a conseillé un jour Georges Haideux-Tonpair, le fondateur de notre Fédération Unitaire Con-fédérale. Et cette consigne est mise en exergue par Henri Brindelle, l’actuel délégué général du syndicat.
J’ai donc voulu appliquer ce principe. Bon gré, mal gré, j’ai fait mienne cette sentence goscinnienne « engagez-vous, rengagez-vous… ». Ma première tentative ne s’est toutefois pas révélée des plus fructueuses.
Lorsque Bruno Dogualowède est venu renforcer l’équipe de production en tant qu’agent de maîtrise (une partie de la gestion de nos stocks est en effet réalisée au siège social du groupe), je me précipite sur lui. Je sais qu’il vient de notre unité de La Flotte Sébon, en tant que détaché pour une période de six mois. C’est un pur et dur, réfractaire au syndicalisme, à tel point que la simple évocation du mot le met dans un état de nervosité. J’y vois l’occasion rêvée d’infiltrer ce haut lieu de résistance à la FUC. L’usine de La Flotte Sébon est en effet la chasse gardée du SOT. J’entrevois la fin du FUC no man’s land de La Flotte Sébon et du monopole du SOT. J’anticipe l’infiltration insidieuse, la contamination progressive, la propagation inexorable… La FUC sera enfin représentée à La Flotte ! Mais, pour cela, il me faut gagner la bataille contre Bruno Dogualowède.
– Dis-moi, camarade, tu viens d’intégrer le siège de Moudelab & Flouze Industries. Tu n’es plus dans ta petite entité provinciale. Ici, tu rentres dans une sorte de jungle dans laquelle tu dois pouvoir te défendre face aux prédateurs. Adhère à la FUC et tu te sentiras plus fort.
– Je vous arrête tout de suite. Les heu… syndicats, c’est bien…mais pour les autres.
– Quoi ? Mais tu ne peux pas dire cela. Tu peux avoir besoin d’être défendu et, par ailleurs, se syndiquer, c’est participer à la vie de ton entreprise, c’est travailler à son évolution dans un contexte où le salarié trouve équilibre et bien-être.
– Libre à vous, mais moi cela ne m’intéresse pas ! Maintenant veuillez m’excuser, j’ai du travail.
Sur ces mots, il me laisse en plan. Ils en ont de bonnes les Haideux-Tonpair et autres Brindelle. Ce ne sont pas eux qui ont l’air d’un idiot, face à un Bruno Dogualowède. Recruter de nouveaux adhérents c’est bien, mais le démarchage, façon colporteur, n’est guère efficace. « Bonjour, je viens vous fourguer ma FUC. Voyez la belle FUC : elle est utile, pas chère et vous la garderez longtemps ». Non, décidément, après une concertation avec mon principal maître de pensées, c’est à dire moi-même, je vais passer outre les mots d’ordres fuckiens et privilégier une approche plus biblique du type « laissez venir à moi les futurs syndicalistes ». Nettement moins dans la ligne du parti, mais beaucoup plus confortable.
Je laisse toutefois le champ libre à mon cher concurrent de la maison d’en face, le SOT. Je suis conscient qu’avec sa gouaille, son franc-parler, ses talents d’orateur, bref, sa force de persuasion, Henri Caumassiasse va récupérer des nouveaux adhérents pour son syndicat. Et qui dit adhérents, dit cotisations, donc félicitations de la part des instances nationales.
Moi, je préfère la qualité à la quantité. Ne vaut-il pas mieux avoir quelques militants motivés et efficaces cherchant à faire progresser l’ensemble de l’entreprise, qu’une armée de zombies, prompts à sauter sur n’importe quelle revendication qu’elle soit spécifique à l’entreprise ou qu’elle décline une action nationale ? Je suis partisan d’un syndicalisme intelligent, qui, sans être à la botte du patronat comme mes chers collègues du CON, peut trouver des avancées intéressantes dans certaines propositions de la direction. Mes responsables, à la FUC, ne sont pas forcément en accord avec cette vision des choses. Mais à chaque fois, je leur ressors l’histoire de Bruno Dogualowède et cela les calme. Car, après m’avoir adressé un refus clair et net, ce dernier a eu affaire au SOT et là, c’est une autre histoire.
Henri Caumassiasse veut obtenir une nouvelle adhésion coûte que coûte, probablement excité par le fait que j’ai essuyé un refus. Faire mieux qu’Inebecker ! Obtenir l’accord de celui qui a tourné le dos à la FUC ! Quelle victoire ! C’est effectivement un bel os à ronger pour cet obsédé du syndicalisme agressif. Mais, face aux différentes approches de plus en plus récurrentes du délégué du SOT, Bruno Dogualowède ne dévie pas de sa ligne de conduite. Le syndicalisme ne passera pas par lui ! Chaque fin de non recevoir suscite chez Caumassiasse un surcroît d’excitation matérialisé par un excédent de pression sur sa cible. La situation perdure un mois jusqu’à ce que, de guerre lasse, ce cher Henri décide d’utiliser les vieilles recettes ayant fait leurs preuves face à un adversaire reconnaissant.
– Ecoute-moi bien, petit, tu dois te syndiquer, sinon je ne donne pas cher de ta carrière chez Moudelab. Et puis un problème est si vite arrivé !
Le procédé est des plus contestables, je le reconnais, mais à bout d’arguments, acculé dans ses six mètres, le rugbystique Caumassiasse a essayé le rucking bestial, l’essuyage de crampons, la fourchette pernicieuse, la cravate sans faux col… Bref, le retour aux techniques de papa. Le carton rouge n’a pas tardé. Menacé par Bruno Dogualowède d’une plainte pour harcèlement, le Sotiste a dû faire une croix sur le gain du match. Il s’est toutefois promis de ne pas oublier cette passe d’armes :
– J’espère pour lui qu’il n’aura jamais de problèmes car, ce jour-là, foi de catalan, putaing, il pourra crever la bouche ouverte…
Le transfuge de La Flotte Sébon a fait carrière chez Moudelab. Le mois prochain, il va exercer la responsabilité de mon ancien secteur : la logistique. Il va donc être, désormais, le chef de l’équipe de caristes… et donc de Caumassiasse.
Le monde est parfois si petit.