Toi doublon, toi viré !

Après quelques tentatives avortées, cette fois c’est décidé. Moudelab & Flouze Industries va une nouvelle fois croître en rachetant une société concurrente. Depuis la fusion entre Moudelab et Flouze, il y a une douzaine d’années, la croissance de l’entreprise s’est effectuée essentiellement de manière interne. Cette fois, surfant sur le succès de notre expansion asiatique, le Président nous a convoqué pour annoncer, l’acquisition de Samarsch & Faure (S&F), spécialiste de la pièce détachée pour machine-outil de précision. Cette société, familiale par son capital mais dynamique par son chiffre d’affaires (500 millions d’euros, tout de même) est localisée à Syons-la-Forêt, dans le Doubs. Son dirigeant, Michel Quejaime, se trouve contraint de partir à la retraite sans successeur. Une opportunité que Sapert-Bocoup et les actionnaires du groupe se sont empressés de saisir.

– Cette opération n’aura aucune incidence négative sur notre groupe et nous devons tous y voir un challenge afin que l’arrivée des nouveaux collaborateurs soit l’occasion de nouvelles conquêtes commerciales, nous explique-t-il dans la lettre interne « Le Moudelabien éclairé ».

Tu parles ! Les dommages collatéraux n’ont pas tardé à se faire ressentir. Si la production est restée localisée dans les locaux d’origine de S&F, la logistique a été regroupée dans les locaux de Moudelab. Et comme il se doit, nous nous sommes trouvés devant un certain nombre de postes en double, voire plus, car SF était visiblement en sureffectif dans de nombreuses divisions.

Est-ce un arrangement entre Sapert-Bocoup et Quejaime, pour que le service logistique de S&F soit repris dans son intégralité ? Toujours est-il qu’il y a trop de monde dans cette direction et qu’à l’évidence certains vont sauter. Comme souvent dans ce genre de situation, quand N saute, la théorie des dominos s’applique à l’ensemble de son staff. N-1, n-2, et plus si affinités, ont du souci à se faire pour leur avenir professionnel.

Effectivement, Jean Ballsec, mon successeur à la tête de la logistique de Moudelab, se trouve rapidement dans une situation délicate et préfère démissionner rapidement. Par contre, d’autres s’accrochent désespérément à leur poste, choisissant de courber le dos et d’attendre des temps meilleurs. C’est le cas d’Elie Kopter, le responsable du fret Worldwide, c’est à dire le monde moins l’Europe.

Confrontée à cette situation, la direction des ressources humaines choisit une solution radicale pour y remédier.

Un samedi matin, Elie Kopter reçoit en recommandé une lettre de licenciement immédiate pour faute grave. La direction l’accuse d’avoir perçu des pots-de-vin dans le cadre de l’implantation de Moudelab en Asie, notamment en bénéficiant de voyages, tous frais payés par des nouveaux sous-traitants potentiels, vers des destinations exotiques pendant ses vacances.

C’est un homme déprimé que l’ensemble des syndicats voient défiler dans les jours suivants. Bien évidemment le CON est bien ennuyé par le sujet et lui propose une défense des plus insipides. Ne pas se mettre à dos les pontes de la direction reste le leitmotiv de Justin Kalkul.

– J’ai été déçu. Je pensais qu’un syndicat de cadres était fait pour défendre les cadres !

– Souvent, c’est le cas, mais il faut bien reconnaître que chez Moudelab, nous avons un spécimen, lui répondis-je.

Elie m’expose en détail sa situation d’où il ressort qu’il fait l’objet d’une tentative des plus grossière de la part de la direction. Je pourrai, bien sûr, le défendre, mais du fait de mes anciennes fonctions à la logistique (j’ai eu Elie sous mes ordres à l’époque et nous nous entendions très bien), mon action sera perçue comme partisane. J’expose mes arguments à Kopter en lui suggérant d’avoir recours au SOT.

– On ne peut pas dire que je porte Henri Caumassiasse dans mon cœur, mais je suis persuadé qu’avec ton dossier, il va se faire un grand plaisir. Tu ne peux qu’en tirer avantages et limiter les dégâts.

Ecoutant mes conseils, il fait appel au SOT. Comme prévu, Caumassiasse fait preuve de toute sa verve contestataire, ne reculant devant aucun argument pour faire reculer la direction.

Mais celle-ci, fort de son bon droit, et bien que n’ayant produit aucune preuve tangible, dixit Caumassiasse, maintient sa position : « il sera licencié, les soupçons sont trop importants pour que nous laissions planer un doute », argumente Françoise Plansoc.

L’opiniâtreté de Caumassiasse face à la ténacité de Plansoc ? Voilà un intéressant cas d’école pour identifier qui dispose du pouvoir dans l’entreprise. Sans surprise, c’est la DRH qui l’emporte sur le SOT. Mais c’est sans compter sur l’obstination congénitale surdimensionnée du délégué du SOT. Il s’accroche à chaque emploi comme si c’était le sien. Un emploi supprimé chez Moudelab, et c’est Caumassiasse qu’on assassine ! Un CDD non reconduit, et c’est Caumassiasse qu’on ampute ! Un intérimaire renvoyé avant le terme de son contrat, et c’est Caumassiasse qu’on égratigne !

– C’est un bon p’tit gars. Il ne mérite pas que la direction le vire comme un malpropre, m’explique Henri.

– Pourtant, il a peut-être piqué dans la caisse et accepté des pots-de-vin.

– Foutaises, la direction n’a jamais produit aucune preuve !

Il n’empêche : la DRH a fait subir à Elie Kopter le supplice du PALE (Personne Acculée à Libérer son Emploi). Mais, quelques jours plus tard, Elie réapparaît.

– Tu reviens parmi nous ?

– Tu ne crois pas si bien dire : Henri m’a pistonné pour que le comité d’entreprise m’embauche en CDI comme responsable des relations avec les fournisseurs. Sympa, non ?

Effectivement, l’initiative est sympathique : le SOT a contribué à éviter un chômeur de plus. Mais nous avons trouvé Elie Kopter beaucoup moins sympathique lorsqu’il a disparu du jour au lendemain, six mois plus tard, non sans avoir pris soin de vider le compte bancaire du comité d’entreprise.