Aujourd’hui, nous sommes en réunion avec la direction. Le thème est spécifié dans la convocation que nous avons tous reçu : la loi Aubry et ses aménagements. Ce n’est pas la première fois que ce problème est évoqué, mais on sent bien que Pierre-Henri Sapert-Bocoup et les grands pontes de la direction préparent une attaque en règle contre la durée du travail chez Moudelab & Flouze Industries, suivant ainsi les orientations du MEDEF et du gouvernement.
– La loi Aubry a montré ses limites et pour rester concurrentiels sur un marché de plus en plus ouvert, il nous faut nous adapter.
L’entame du discours de PHSB n’appelle pas à un optimisme béat. La suite va sûrement nous le confirmer.
– De nombreuses sociétés ont dû s’adapter et nous allons devoir en faire autant…
– Et suivre l’exemple du volailler breton ou du sous-traitant lyonnais de l’industrie automobile. C’est à dire bosser plus pour gagner moins ! Si c’est cela que vous avez à nous proposer, je vous le dis tout net, je vais vous foutre un bordel qu’à côté mai 68, ça va ressembler à une garden party chez la sous préfète.
Le sanguin catalan Henri Caumassiasse démarre de nouveau au quart de tour. On le connaît. A force de le pratiquer, on sait qu’il est l’adepte de la réaction épidermique, le pape du raz de marée oratoire, l’apôtre de la manifestation ostentatoire d’un syndicalisme exacerbé. J’abonde dans son sens et me prépare à intervenir pour exprimer les positions syndicales unitaires sur ce thème quant, à ma grande surprise, Justin Kalkul surenchérit :
– Votre discours promeut l’idée erronée selon laquelle on cherche « à établir pour chacun la possibilité de décider librement de travailler plus ». On sait très bien que dans une telle optique des pressions plus ou moins avouées s’exerceront pour que les salariés, et plus particulièrement les cadres, acceptent de travailler plus sans compensation. Certains cadres de Moudelab réclament de pouvoir travailler plus pour pouvoir gagner plus et non pas de travailler X heures de plus pour la gloire. Nous ne serons pas les outils d’une telle mesure antisociale.
Il ne faut pas énerver Justin sur un tel sujet, le calme, le placide, l’effacé Justin. Syndicaliste Judas au service du patronat, d’accord, mais ce n’est pas Sapert-Bocoup ou la mère Plansoc qui vont garder ses gosses pendant les vacances scolaires au Justin, non mais !
Même notre cher délégué du SOT a l’air surpris par la diatribe exprimée sous une forme des plus fermes, qui détonne dans le paysage communicatif de notre cher chef comptable. Mais les plus interloqués se trouvent du côté de la direction. Leur principal allié, le support sur lequel ils voulaient s’appuyer pour faire passer leur plan, prend ses distances. Il y aurait comme du mou dans l’argumentaire. Pas de RTTcide chez Moudelab ! Pour une fois que l’ensemble des syndicats de la maison sont en accord sur un sujet, on ne va pas rater cela, non ?
La discussion perdure deux heures. Nous finissons par bien percevoir les intentions de la direction. Faire de la RTT « flexible », adaptée à chaque cas particulier. Nous avons exigé, par exemple, des jours RTT supplémentaires pour les salariés soumis aux astreintes des week-ends mises en place dans le cadre de notre implantation sur le marché asiatique. La direction, elle, entend adapter les RTT en fonction du détail des horaires effectués par chaque individu. En clair, un week-end d’astreinte par mois ne donnait droit à plus deux jours de RTT supplémentaires mais un quart de jour de RTT.
Position inacceptable, position non acceptée.
Chacun campe sur ses positions, la réunion prend fin. La direction nous programme une nouvelle rencontre deux mois plus tard. Cette réunion n’aura jamais lieu, Françoise Plansoc nous informe qu’en application de la loi du 30 juin 2004 relative à la solidarité pour l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées, les salariés de Moudelab donneront une journée de travail pour financer la nouvelle branche de l’Assurance maladie créée à cette occasion. En clair, tous les salariés de Moudelab travailleront le lundi de Pentecôte ou devront poser un jour de congé ou un RTT.
– Vu l’instauration de cette nouvelle mesure, nous avons décidé de repousser à l’année prochaine les négociations sur l’adaptation des RTT, nous précise la DRH.
La mobilisation n’a pas été unitaire contre ce jour férié supprimé, à l’image de la situation nationale, et nombreux sont ceux qui sont venus travailler chez Moudelab. Excepté les personnes susceptibles de réaliser des astreintes et bénéficiant donc d’un accès 24 h/24 h sur le site, nous nous sommes tous trouvés bloqués à l’entrée de l’entreprise : « Accès interdit en dehors des heures d’ouverture ».
Personne n’a pensé à paramétrer le système informatique de Moudelab, où sont centralisés les contrôles d’accès de l’ensemble du personnel, que le lundi de Pentecôte n’est plus un jour chômé.
Oubli malencontreux ou manifestation d’un désaccord profond ? Après tout, les ordinateurs ont peut-être une sensibilité humaine.