Le passage obligé par l’IUFM, l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres, constitue une épreuve supplémentaire après celle de la publication des lauréats aux concours de l’Enseignement. Même en étant reçu à cette épreuve très difficile, le parcours n’est pas terminé. Le contenu de ce que l’on nous enseigne n’y est pour rien. Quoique… Mais, surtout, à l’issue de la formation, la même question hante les esprits de tous les IUFémiens : « où vais-je être affecté ? » Bien sûr, on nous affirme que tous les collèges et les lycées sont égaux devant l’éducation, valeur sacrée de la République. Et que « peu importe où vous serez affecté, votre mission sera similaire… ». Quel que soit le lieu, nous serons toujours les « éducateurs de la jeunesse » ! Avec plus ou moins de satisfaction dont l’intensité tient à l’informatique : le mouvement départemental et la permutation nationale donnent souvent des résultats anachroniques pour les professeurs des écoles, même lorsque l’IA-DSDEN (Inspecteur d’académie, directeur des services départe-mentaux de l’Éducation nationale) s’en mêle pour faire entendre raison à l’ordinateur. Il en est de même pour nous, professeurs du second degré, avec les phases interacadémiques et intra-académiques.
À la question « où vais-je être affecté ? » correspond une inquiétude tout aussi légitime : « pourvu que je ne le sois pas dans une zone difficile, du type ZEP ». C’est la hantise de tout nouveau prof, qu’il soit poussé par la vocation, le hasard ou la nécessité. La cata complète ! Les histoires que l’on raconte sur ces établissements difficiles sont légion. Chacun d’entre nous connaît un prof ami d’un ami d’un ami prof qui a été victime des pires atrocités dans les banlieues difficiles. À chaque fois, on en rajoute et les histoires deviennent vraiment horribles. J’ai même entendu dire qu’un prof d’histoire-géo avait été retrouvé avec un globe terrestre enfoncé sur la tête ; il s’en fallut de quelques minutes pour qu’il ne meure étouffé dans d’atroces souffrances, la ligne d’équateur à la hauteur des narines. Les rumeurs sont tellement déformées… Il n’empêche, on ne sait jamais !
Dans ma discipline, la physique-chimie, je n’ose imaginer ce que pourrait me faire une horde d’élèves lancés à ma poursuite dans les couloirs du collège : entre l’introduction d’un bec Bunsen dans un endroit très sensible, l’ingurgitation forcée de substances à corrosion rapide, en passant par le défi des lois de l’apesanteur, tenu par les pieds à dix mètres du sol par deux solides gaillards vociférant des insanités, je ne survivrais guère longtemps. Les compétences dont on a besoin, face à ce genre de situations, relèvent davantage du guide du parfait karatéka que du manuel pédagogique ministériel certifié conforme à la circulaire non moins ministérielle… Tout cela, on ne l’apprend guère dans les IUFM. Nous sommes gavés de théories sur la psychologie de l’adolescent et de principes pédagogiques certes intéressants mais inap-plicables dans les banlieues difficiles.
L’affectation à la sortie de l’IUFM ressemble fort à une roulette russe : celui qui tire le mauvais numéro est mort. Pas de mort violente mais de mort lente, épuisé par le stress en quelques années, s’il a de la chance. En quelques mois, pour les plus fragiles, victimes de fortes têtes pour qui l’école n’est que le prolongement de la guerre des gangs par d’autres moyens.
À ce petit jeu de la roulette académique dont on ne maîtrise pas toujours les règles, j’ai finalement de la chance. Il faut croire que mon stage en responsabilité et mon mémoire professionnel ont impressionné le jury académique. J’évite donc un collège en zone d’éducation prioritaire pour me retrouver affecté dans un établissement affublé du joli nom de « Collège des Myosotis », dans une ville moyenne de la région parisienne. Une banlieue quelconque que l’on ne peut qualifier de difficile, ni de bourgeoise. À Vatexibé-sur-Seine, ce sont plutôt les classes moyennes qui dominent avec, comme partout, une cité HLM qui connaît quelques «difficultés passagères dues à certaines familles socialement défavorisées», comme l’écrit joliment le maire dans son bulletin municipal. Rien de bien méchant. Sauf que, je le comprendrai plus tard, les cas difficiles semblent s’être concentrés dans mes classes ! Le collège idéal n’existe pas. S’il existait, on y retrouverait cent cinquante profs pour un élève… Tout le monde voudrait y être muté et les fiches de voeux remplies à la fin du stage IUFM pourraient être pré-remplies !
Vatexibé-sur-Seine n’est qu’à vingt minutes de voiture de chez moi. Je m’y suis rendu, pour la première fois, je m’en souviens, au milieu du mois de juin. À l’heure où les élèves sortent de classe, histoire de prendre la température avant la rentrée. J’aime bien m’imprégner de l’ambiance des endroits où je vais quand même passer quelques années, à moins d’entrer rapidement dans la ronde des mouvements intra-académiques ou inter-académiques… Le collège des Myosotis est composé de trois bâtiments de trois étages, de même couleur beige, disposés autour d’une vaste cour. L’architecture est quelconque, symbolique des années 1960 et 1970 lorsque l’on construisait des écoles à tour de bras. Mais, bon, je ne vais pas faire le difficile, j’échappe au préfabriqué et au statut de prof-Algéco. C’est lorsque j’aperçois quelques tags que je commence à douter de la tranquillité de l’endroit. Mes doutes se confirment lorsque plusieurs centaines d’élèves sortent, sur le coup de dix-sept heures. Quelles tenues négligées ! Quel langage peu châtié ! Quel comportement outrancier ! Je n’avais peut-être pas tiré un si bon numéro à la roulette académique !