L’énergie électrique reste mon domaine de prédilection. C’est probablement dû à mes origines, mon père était électricien. J’ai prévu, ce jour-là, de commencer la partie du programme sur ce thème. L’avantage pour les élèves est que l’on peut pratiquer des expériences. Lorsque j’étais moi-même au collège, j’adorais que mon professeur de physique-chimie se lance dans des expérimentations compliquées, surtout lorsqu’elles rataient !
Pour mon cours du mardi en début d’après-midi, je propose une expérience consacrée à l’électrolyse d’une solution de sulfate de cuivre. Tous les élèves sont réunis dans la salle de travaux pratiques. Il ne manquerait plus que l’on fasse des expériences dans la salle habituelle ! Je crains que l’imagination débordante des élèves ne me joue des tours. Au moins, dans la salle de travaux pratiques, je contrôle la situation. À part la casse et quelques vêtements rongés par l’acide, il y a peu de risques.
– Tu contrôles… tu contrôles… Toutes choses égales par ailleurs ! m’a dit un jour Victor Taugrafe, le prof de français, jamais avare de belles formules. Tu n’es pas à l’abri d’une grosse connerie. Je les connais, moi, les zigotos, dès que tu as le dos tourné, ils te font la vie impossible. Dès que je leur parle des propositions subordonnées ou du texte argumentatif, c’est la foire. Heureusement qu’il ne leur explique pas encore la dialectique et la rhétorique de Platon ou d’Aristote !
Mes trente élèves mettent une bonne dizaine de minutes avant de s’installer. Entre les retardataires congénitaux qui traînent systémati-quement dans les couloirs, les bavards qui ne conçoivent pas qu’un cours débute avant qu’ils aient terminé leur conversation, et les touche-à-tout qui risquent à tout moment de renverser des substances chimiques, dix minutes représentent peu de chose. Une performance même ! Je connais des collègues qui perdent entre quinze et vingt minutes, le temps de ramener le calme.
L’expérience d’aujourd’hui n’a rien de complexe, mais elle est passionnante, du moins de mon point de vue : qu’y a-t-il de plus beau que des électrons qui se détachent des atomes de cuivre ? D’accord, il y a bien des choses plus belles, mais ma passion pour mon métier reprend souvent le dessus…
– M’sieur, on peut brancher l’électricité ? me lance Enguerrand Dognon, l’un des élèves, probablement pas parce qu’il est impatient d’apprendre comment les électrons deviennent libres, mais pour préparer un coup fourré dont il a le secret.
C’est d’ailleurs le même qui sévit régulièrement en cours de sciences de la vie et de la terre. Alors que le prof a eu la malencontreuse idée de montrer le processus de digestion avec de l’empois d’amidon et de la salive fraîche dans un tube à essai, il a non seulement surdosé la salive y compris dans les tubes à essai de ses camarades, mais, sans doute curieux, il a voulu vérifier si la simulation du processus de digestion fonctionne aussi avec de l’urine fraîche…
J’ai donc rappelé les principes de sécurité : dès que l’électricité est utilisée, il vaut mieux éviter que les casse-cou testent l’effet de cette énergie sur tout ce qui bouge, en particulier son voisin ou sa voisine de table. Ils sont assez énervés comme cela !
C’est au moment où je m’apprête à expliquer à mes élèves pourquoi la cathode en graphite se couvre d’un dépôt rouge de cuivre qu’une sonnerie retentit. L’annonce de la fin de l’heure de cours ? Pas de doute, c’est bien ça. Il me reste encore au moins une demi-heure avant de terminer mon cours. Plus le temps de ranger tout le matériel. Les élèves ne sont pas des foudres de guerre du rangement. La plupart laissent leurs chambres dans un état digne d’un camping après le passage d’une tempête tropicale, ce n’est pas pour ranger des ustensiles de chimie qui ne leur appartiennent pas.
– La prochaine fois, nous fabriquerons de l’alumine à partir de la bauxite. Vous ferez attention, car nous utiliserons de la soude et…
Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase : tous les élèves se lèvent et se ruent vers la porte. À celui qui sortira le premier !
J’ai passé presque deux heures à remettre le sulfate de cuivre dans le récipient d’origine, avec un entonnoir.
Heureusement, personne ne m’a aperçu : je me doute que des dessins auraient circulé me représentant avec un entonnoir sur la tête.