Il en va du monde de la représentation des salariés comme d’une société : il y a les élites… et les autres. Les élites ? Les syndicats établis, représentatifs, crédibles, bref, ceux qui se démènent pour faire avancer le progrès social dans l’intérêt des travailleurs. Les autres ? Eh bien, ce sont les autres… Le CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) en fait partie. Chez Moudelab & Flouze, il est composé d’une douzaine de membres, non syndiqués. Il faut dire que s’occuper de la santé et de la sécurité n’est pas, pour nous, élite syndicale, très gratifiant : à nous les grandes victoires sur le front des salaires et de l’emploi ! A d’autres la gestion des poussières, la protection incendie, le réglage de la température, de l’éclairage et la mesure du niveau de bruit ambiant… On a d’ailleurs guère entendu le CHSCT s’exprimer lors de nos vaillantes luttes syndicales. C’est la FUC et non le CHSCT qui fut à l’initiative de la visite surprise d’Elvire Lechef, l’inspectrice du travail.
De fait, nous n’avons guère de relations avec les membres du CHSCT qui s’occupent d’ailleurs plus d’hygiène que de conditions de travail. Et c’est tant mieux, c’est un domaine que j’estime réservé aux organisations syndicales. Nous prenons, bien sûr, connaissance du rapport annuel écrit que le chef d’entreprise remet au CHSCT, mais il fait rapidement l’objet d’un classement vertical. L’évolution du taux d’empoussièrement, celle des vibrations ou la mesure de la luminosité dans les bureaux ne me passionne guère. On ne peut pas tout faire !
– Il paraît qu’ils ont trouvé de l’amiante dans les murs du second étage, me dit, un jour, Abel Langdeup, un bon élément de notre syndicat, toujours prompt à faire circuler l’information.
De mauvaises langues le surnomment « le fayot de service », mais ce qualificatif me semble très exagéré ! J’ai, bien sûr, entendu parler du projet de réorganisation du service comptabilité fournisseurs, qui se traduit par un déménagement d’un étage. Les locaux vacants seront reconvertis en salles de réunions, dont nous manquons cruellement, mais également pour fournir de l’espace supplémentaire au service marketing. C’est à cette occasion qu’un diagnostic amiante a révélé les traces de cette substance à côté de laquelle les éléments les plus radicaux, vindicatifs et révolutionnaires du PUT (Parti Unitaire des Travailleurs) font figure d’animateurs de centre de loisirs shootés à la grenadine.
– De l’amiante ? Mais la direction nous a toujours affirmé qu’il n’y en avait pas !
– Ca t’étonne ? répond Langdeup.
En fait, non. Bien sûr, la direction du groupe ne nous a pas habitué à la transparence. A l’annonce de cette catastrophe sanitaire potentielle, les membres du CHSCT, en hibernation depuis de nombreuses années, se sont subitement réveillés. Il faut dire que la simple liste des effets de l’amiante sur la santé a de quoi refroidir, c’est le mot, le plus amorphe des salariés. Ceux qui n’auront pas l’asbestose ou de fibrose interstitielle diffuse pourront attraper des pleurésies. En option : des plaques pleurales, le mésothéliome, ou le classique cancer broncho-pulmonaire. La totale !
Si nos membres éminents du CHSCT se sont réveillés, c’est également parce qu’ils ont été harcelés par trois salariés du service marketing, terrorisés à l’idée d’approcher à moins de cent mètres d’une mini-micro poussière d’amiante. Ils les ont appelé même le week-end pour en remettre une couche (d’amiante), ultime sacrilège pour des individus qui font commencer ledit week-end le vendredi à midi pour le terminer le lundi midi. Je ne les blâme pas, je suis favorable au repos du travailleur bien mérité.
Là où je ne suis pas d’accord, c’est lorsque l’on vient marcher sur mes plates-bandes syndicales (exemptes d’amiante, elles). J’ai déjà assez à faire avec les turpitudes d’Henri Caumassiasse sans avoir sur le dos les branquignols du CHSCT. Le lobbying forcené de nos trois compères a abouti à mobiliser tous les salariés. Le CHSCT s’est fendu de prise de positions incendiaires (avec des rappels à la loi) contre la direction, accusée de tous les maux, et, surtout, de n’avoir pas pris en compte son devoir d’assurer la sécurité des salariés. Résultat : la cote de popularité du CHSCT est montée en flèche, occultant de fait celle des représentants syndicaux. Certains salariés ne se sont d’ailleurs pas privés de remarquer que nous avons « été longs à la détente dans cette affaire, prenant le train en marche ». C’est vrai, la FUC a manqué de réactivité, le SOT également. Nous avons finalement émis un communiqué dans lequel nous fustigeons l’attitude de la direction, « peu respectueuse de la santé des travailleurs ».
Il me faut agir pour redorer mon blason à la fois contre le CHSCT mais aussi pour couper l’herbe sous le pied de Henri Caumassiasse qui, lui, ne manquera pas de tirer la couverture à lui. Je le connais bien, le bougre ! J’ai hésité à suggérer qu’un local soit attribué au CHSCT précisément là où l’amiante a fait son nid. Trop machiavélique… J’ai aussi hésité à attaquer sur le terrain de l’humour gras, du style « avec la tête qu’il a il ne craint pas les effets de l’amiante, il est déjà attaqué… ». Peu efficace d’autant que, dans le groupe, la proportion de moches et de mal foutus est supérieure à la moyenne.
Par contre, je n’ai eu aucun scrupule à relancer les rumeurs de coucheries entre certains membres du CHSCT et des cadres femmes très proches de la direction. Très efficace comme méthode pour remonter les troupes syndicales. La FUC est remontée en flèche à l’audimat syndical. C’est l’essentiel.