Radotage à tous les étages

Quel est notre principal problème ? Pour un syndicat, il s’énonce simplement : augmenter le nombre de ses adhérents, de manière à créer un cercle vertueux (ou vicieux si l’on penche du côté patronal) : plus de syndiqués = plus de pouvoir ! Simple, non ? D’ailleurs, dans nos fédérations, on nous apprend à tout ramener à un seul objectif : sauvegarder l’emploi. C’est notre dernier rempart contre la dégénérescence de nos organisations. Elle est inexorable à long terme. L’essentiel est de reculer l’échéance. Dans nos formations internes, avec les camarades du syndicat, on nous apprend à placer le mot « emploi » toutes les dix secondes à la radio ou à la télé, autant dans un discours aux militants et aux salariés, et au moins toutes les cinq lignes dans un tract. Cette habitude, qui tient davantage du réflexe conditionné, est en usage au plus haut niveau. Que deviendrions-nous dans un monde où tout le monde aurait été délocalisé, outsourcé, sous-traité ? Des solitaires condamnés à tourner en rond dans notre local syndical. Une bien funeste perspective…

Sur ce terrain, je suis très fier de ma dernière bataille. Nous avons, chez Moudelab & Flouze, un restaurant d’entreprise. Comme tout le monde. Et, comme dans beaucoup d’entreprises, la direction fait appel à une société extérieure, Restau Licémieu, pour gérer le tout. Mais la qualité de service de cette société se dégrade de mois en mois. La direction a connaissance d’un certain nombre de plaintes. Henri Caumassiasse et moi sommes en copie de toutes ces récriminations. Elles sont devenues de plus en plus nombreuses, à tel point que le sujet est venu à l’ordre du jour de la dernière réunion du comité d’entreprise.

– Le problème est bien réel, nous le concevons, admet la direction, qui ajoute : la solution est également simple. Changeons de sous-traitant.

– Pas question ! Les organisations syndicales ont une autre vision des  choses.

J’en ai discuté auparavant avec Henri Caumassiasse qui adopte la même ligne que moi : l’emploi-rien-que-l’emploi. Notre position commune est claire. Je poursuis :

– Un autre prestataire ne changera rien.

– Pourquoi, demande Pierre-Henri Sapert-Bocoup ?

– Parce que sa logique de profit à court terme le conduira inévitablement à réduire la qualité des prestations pour gagner plus d’argent. Et si vous exigez des prix réduits, il réduira le nombre d’emplois ! C’est inacceptable !

– Nous pouvons lui imposer des engagements de services de sorte que…, lance Hubert Henron, qui n’a pas le temps de terminer sa phrase car il est interrompu par Henri Caumassiasse.

– Foutaise, c’est un truc pour enfumer tout le monde vos engagements de machin.

– De services… rectifie Henron. Mais que proposez-vous donc ?

– D’embaucher le personnel nécessaire pour assurer la bonne marche du restaurant d’entreprise.

– Cela va nous coûter une fortune, marmonne Hubert Henron.

– Vous savez  ce qui va se passer si notre revendication n’est pas satisfaite ?

– La grève, soupirent ensemble Pierre-Henri Sapert-Bocoup, Hubert Henron et Françoise Plansoc.

Comme résignés, ils ont, de concert, levés les yeux au ciel.

– La grève, pour si peu ? poursuivent-ils.

– La sauvegarde des emplois, ce n’est pas « si peu » comme vous dites ! lui répond Caumassiasse.

Nous sommes effectivement prêts à aller jusqu’à la grève. On a déjà imaginé le slogan : « halte à la sous-traitance, contre la malbouffe, créons des emplois au restaurant d’entreprise ». Nul doute que ce mot d’ordre ralliera une majorité de travailleurs. Cette affaire de cantine de mauvaise qualité est une aubaine pour nous, les syndicats. « Pas question de laisser faire la direction», m’a répété Henri Caumassiasse. Tout ce qui peut être réinternalisé est bénéfique. La menace a été efficace. Deux mois plus tard, nous avions au restaurant d’entreprise, une équipe toute fraîche de cuisiniers en CDI. Payés au SMIC (ça nous n’avons pas pu le négocier), mais estampillés 100% Moudelab & Flouze !

Certes, je le reconnais, nous n’avons aucunement résolu le problème de qualité.  Elle s’est améliorée pendant seulement une semaine, avant que l’on retrouve notre nourriture fade, mal cuite, peu équilibrée… Mais qu’importe ! Les aides cuistots ont tous pris leurs cartes syndicales, la moitié à la FUC et l’autre au SOT. C’est l’essentiel : nourrir les syndicats avec de nouveaux adhérents bien frais !