L’info du jour : réunion de crise chez Moudelab & Flouze Industries. Pierre-Henri Sapert-Bocoup a convoqué les représentants syndicaux pour nous tenir informés « d’une nouvelle importante engageant l’avenir du groupe ». En général, ce type de formulation ne présage rien de bon pour les salariés.
– Les produits à bas coûts envahissent le marché. Face à l’offensive des compagnies low cost, nous ne pouvons suivre en raison de charges trop importantes, nous dit-il avec une mine de circonstance.
– Fabriquons des produits de qualité, les clients les achèteront, et nous survivrons, dis-je.
– Les salaires dans ces pays du Tiers-monde sont trop bas pour que nous puissions jouer uniquement la carte de la qualité de nos produits, répond le Président.
– Oh là, Président, vous croyez que l’on ne vous voit pas venir ? réagit immédiatement Henri Caumassiasse.
Pour une fois, je ne peux qu’être d’accord avec lui. Un tel discours débouche inévitablement sur un classique mouvement RDLI (Restructurations Délocalisées avec Licenciement sans Indemnités), cher à Jean Kessunmax, le patron du MEDEF local (Mouvement des Entreprises Décrépies Et Faisandées). C’est effectivement le cas dans l’esprit de la direction.
Sapert-Bocoup poursuit : « compte tenu de l’inquiétante dégradation de la situation financière de l’entreprise, nous envisageons une stratégie de délocalisation. Elle nous permettra… »
Il ne peut aller plus loin dans sa démonstration.
– Vous n’y pensez pas ! tonnai-je.
– C’est une attaque en règle contre les forces vives de l’entreprise et une tentative de casse de notre outil industriel qui nous permet de produire français, surenchérit Henri Caumassiasse.
– Cela sera de toute façon difficile sur le plan logistique et très coûteux en indemnités, pronostique le délégué du CON.
– Délocaliser quoi et où ? demande Henri.
– La plupart de nos unités de production. Au Maghreb et en Europe de l’Est. J’ai déjà pris des contacts avec mon ami Aziz Itlami qui est prêt à accueillir dans un premier temps notre production de roulements galvanisés à effet d’entraînement rétroactif pour machines diesel dans son usine de Tontonlouse, près de Tataouine, en Thune Easy. Chaque volontaire touchera un salaire de 2 euros par heure et ne travaillera que 50 heures par semaine. Nous sommes à notre tour victimes de la mondialisation, de la concurrence des pays à bas coûts. Nous ne pouvons plus lutter, comprenez-vous cela, messieurs ? Il n’y aucune autre issue. A moins que…
– A moins que quoi ?demandons-nous à l’unisson.
– Que les collaborateurs de l’entreprise acceptent des sacrifices, lâche Pierre-Henri Sapert-Bocoup.
Le Président égrène la liste de ce qui, selon lui, sauvera le groupe sans avoir besoin de délocaliser : gel des salaires pendant trente-six mois, modulation des horaires « pour desserrer le stupide carcan des trente-cinq heures », précise-t-il, suppression de la prime d’assiduité et de panier ainsi que la refonte des systèmes de commissionnement des commerciaux, trop généreux à son goût. Il veut même abolir les primes dactylo des assistantes, un héritage historique arraché en 1968.
Je regarde le délégué du SOT. Je sais que son côté sanguin va le faire réagir le premier. C’est écrit d’avance. Cela ne peut pas se passer autrement. Et pourtant, rien ! Le vide, le néant. Henri Caumassiasse reste sans voix. Eberlué ! Je prends donc la parole.
– Votre proposition est inacceptable. La FUC refuse de négocier toute proposition de ce type. Vous nous avez déjà fait le coût avec la menace de délocalisation des unités de production vers notre site de La Flotte Sébon. Sous le motif d’une concentration, c’était juste un transfert sur un bassin industriel sinistré pour bénéficier des subventions des collectivités locales.
– Des conneries tout cela !
Henri Caumassiasse a retrouvé ses moyens et me coupe la parole.
– Votre idée, à l’époque, n’avait d’autre but que de faire peser sur les salariés une menace pour qu’ils soient plus malléables face à une augmentation du temps de travail sans compensation financière.
– Et vous pouvez être sûr que c’est grâce à votre refus unitaire, à vous syndicats, que nous sommes maintenant confrontés à une situation inextricable ! Votre attitude inacceptable, inexplicable et inexcusable, nous a conduit de façon inexorable vers ces difficultés insupportables, s’emporte PHSB.
Henri Caumassiasse me fait un signe pour être sûr que pour une fois nous marchons main dans la main. Rassuré, il reprend la parole sur un ton extrêmement calme mais pesant bien ses mots. Je ne peux qu’approuver son discours. Il évoque le manque de respect du salarié en tant qu’être humain. La proposition faite par la direction est contraire à tous les principes éthiques du travail à la française et il est impossible que les syndicats moudelabiens avalent une telle couleuvre. Il déclare également qu’il est hors de question pour les salariés de Moudelab d’envisager une quelconque délocalisation. Que ce n’est, d’ailleurs, même pas la peine d’étudier une compensation pour les salariés délocalisés à venir, même moins ridicule que celle évoquée tout à l’heure, puisque, foi de catalan : DELOCALISATION, il n’y aura pas !
– C’est votre opinion, pas la mienne ! On n’y échappera pas, il en va de la pérennité de Moudelab & Flouze Industries. C’est à prendre ou à laisser. Je vous suggère de consulter vos adhérents sur nos propositions, conclut-il en nous remettant un dossier à chacun, dans lequel figure la liste complète des avantages remis en cause.
Je surprends à ce moment là un échange de regard entre le Président et la DRH. Dans tout bon roman de gare, l’auteur aurait dit : « ils échangèrent un regard de connivence ».
Le vote organisé la semaine suivante par les syndicats et les délégués du personnel a été sans appel : 86% d’avis favorable aux propositions de la direction. Même le gel des salaires pour trente-six mois a été accepté. Lui-même a été surpris de ce plébiscite.
Tous nos efforts pour augmenter les salaires se trouvent réduits à néant. C’est à désespérer de l’esprit revendicatif des salariés ! D’autant que nous avons appris, par l’un de nos militants du service commercial, que la direction n’a jamais eu l’intention de délocaliser à court terme. Elle a simplement pensé qu’agiter cette menace aurait un effet salutaire sur les finances du groupe. Et sur le cours de bourse.
En découvrant la manœuvre, Henri Caumassiasse a eu une soudaine envie de délocaliser son poing dans la figure de Sapert-Bocoup. Mais à la différence de la délocalisation industrielle, celle-ci peut coûter très cher.