Françoise Plansoc, notre DRH, l’a surnommée Emmerdator. On le devine, pour un patron, il n’y a que deux professions à qui ce qualificatif sied comme un gant : nous, les syndicalistes, et les inspecteurs du travail. Emmerdator, pour Françoise Plansoc, c’est Elvire Lechef, l’inspectrice du travail, qui a hérité du dossier Moudelab & Flouze dans sa juridiction. Olaf Win, contrôleur du travail, qui la suit comme son ombre, n’a pas de surnom. Du moins à la DRH. Car moi, je lui en ai trouvé un : Columbo. De petite taille, il a un de ces regards biaiseux, propre à ceux pour qui tout est suspect et qui ne font confiance à rien, ni personne, sauf à eux-mêmes, et encore… S’il était juge d’instruction, il serait capable de se mettre lui-même en examen ! C’est le genre de type à chercher la petite bête, l’indice de la mort, bref le détail qui tue (un patron ou un DRH). Bref, un sujet d’élite pour notre chère Inspection du travail. Elvire Lechef, elle, n’aurait pas dépareillé comme adjudant-chef dans quelques bataillons disciplinaires aujourd’hui disparus.
Pour nous, l’inspecteur du travail, c’est comme le joker dans un jeu : au moment délicat, quand on a plus toutes les cartes en main, on le sort de sa poche et on gagne la partie ! Les patrons le savent, même si cette vénérable administration manque cruellement de moyens. En France, l’Inspection du travail ne dispose que de quelques centaines d’agents, inspecteurs et contrôleurs réunis. Il y a un agent de contrôle du travail pour 12 000 salariés dans le secteur privé : autant en profiter pour les solliciter en permanence, car la concurrence est rude.
Je me souviens avoir particulièrement irrité notre DRH avec une visite surprise d’Elvire Lechef et de son acolyte. Ils ont inspecté tous les recoins de l’entreprise à la recherche de la moindre infraction. Pendant une demi-journée, ils ont arpenté les couloirs. Tout y est passé : les halls, les bureaux de tous les collaborateurs, les locaux techniques, les placards, sans oublier les toilettes. Et ils ont dénombré tout ce qui pouvait l’être : depuis le nombre d’extincteurs en état de marche jusqu’au nombre de salariés par sanitaire (ou l’inverse, je ne sais plus). Ils ont même dégainé un attirail pour mesurer la température et le degré d’hygrométrie. Je leur ai suggéré les bonnes questions à poser, par exemple : quelle est la marque de la peinture écaillée dans les toilettes du deuxième étage ? Peut-on régler la climatisation d’un quart de degré par demi-heure en fonction des changements de la météo en période de canicule ? Combien de contrats à durée semi indéterminée précaro-temporaires avons-nous signé au cours des dix dernières années ? Autant de questions auxquelles personne, à la DRH, n’a su répondre sur le champ.
Françoise Plansoc, furieuse de s’être laissée bernée, les a flanqué dehors. Funeste erreur : le PDG a reçu trois jours plus tard une ordonnance du tribunal de Grande Instance autorisant des officiers de police judiciaire à procéder à une perquisition et à une saisie de pièces à conviction, « demande fondée, en application de l’article 611-13 du code du travail, sur des éléments de fait laissant présumer l’existence d’infractions », précisait le papier officiel. Ils sont venus le lendemain mais n’ont rien trouvé.
Qu’importe : quel moment de rigolade avec nos camarades ! Ce n’est pas tous les jours que l’on se marre aux dépens des patrons, poussés dans un fleuve de ridicule sans qu’ils sachent vraiment nager. J’ai immédiatement envoyé un petit mot à Elvire Lechef pour la remercier de sa célérité et de sa perspicacité pour « dénoncer les méthodes patronales visant à exploiter et à harceler les travailleurs », même si le résultat de ses investigations a été bien mince. Olaf Win a simplement repéré un extincteur manquant au troisième étage et quelques contrats de travail à durée déterminée prolongés au-delà de ce que permet la loi. Pas de quoi fouetter une DRH (encore que je me suis laissé dire qu’elle aime ça…).
– Vous êtes content de vous ? m’aboie, c’est le mot, Françoise Plansoc qui, pour une fois, pointe son nez dans le local syndical.
– Je souhaite seulement vérifier que Moudelab & Flouze respecte scrupuleusement la loi, madame.
« Cela n’a rien de personnel » ajoutai-je avec un léger sourire, reprenant la phrase favorite de mon interlocutrice lorsqu’elle licencie quelqu’un et souhaite ainsi se donner bonne conscience. Elle ne relève pas l’allusion, trop remontée contre moi. Elle tourne les talons et claque la porte. Si fort que l’extincteur, accroché sur le mur, à proximité, se détache et tombe lourdement.
– Vous n’avez que vingt quatre heures pour le remplacer, sinon, madame Lechef se fera un plaisir de revenir vous rendre visite, ai-je le temps de lui crier, avant qu’un énorme juron retentisse et fasse sortir les collaborateurs des bureaux voisins, intrigués par la mue soudaine du vocabulaire, habituellement très châtié, de la DRH.