Pour le flouze, la grève !

C’est le service paie qui a mis le feu aux poudres. Oh ! Bien involontairement… Une mauvaise manipulation dans le fichier des salaires du mois dernier a abouti à sa diffusion dans la mailing list du siège de Moudelab. Les informaticiens, alertés par Françoise Plansoc, la DRH, ont été rapides (pour une fois, raillent certains, qui attendent souvent des heures avant que ces messieurs de la technique daignent sortir de leur salle climatisée pour réparer les ordinateurs poussifs dont nous sommes équipés). Mais pas assez véloces pour stopper la diffusion de la liste des salaires et des primes. Moins de quinze minutes plus tard, j’ai une copie de la liste. C’est fou comme la communication fonctionne à plein dès lors qu’un parfum de scandale commence à se répandre dans les locaux de l’entreprise !

– T’as vu combien il gagne ce connard de directeur marketing ? m’apostrophe Chantal Unisson, l’une des assistantes du service juridique.

Elle veut bien sûr parler de Xavier Martin Laville dont on dit que si l’on ramène son salaire à son temps effectif de travail productif pour l’entreprise, il serait presque mieux payé que Bill Gates, l’homme le plus riche du monde. Les gens sont méchants, comme disait Fernand Reynaud, mais, avec le listing sous les yeux, je ne suis pas loin de croire ce que colporte la rumeur depuis longtemps.

– Et la nouvelle responsable commerciale export ? Elle palpe presque autant que le DAF !

Là, c’est logique, car cette charmante demoiselle, Angelina Pasunradi, se trouve exercer, outre ses fonctions commerciales, la fonction de maîtresse dudit directeur financier. Ca aussi, tout le monde le sait, mais nous n’aurions pas imaginé qu’il ait le culot de faire accepter un salaire pareil (12 546,34 euros nets par mois) à Pierre Henri Sapert-Bocoup. A moins que madame ne cumule, mais la rumeur ne dit rien sur d’éventuels frasques de notre PDG, à part quelques escapades ponctuelles lors de réunions patronales où il avait commis l’erreur d’intégrer dans sa note de frais le prix d’une prestation qui n’avait rien à voir avec la prise en main d’un nouveau marché. Rien de bien méchant. On connaît des patrons de syndicats qui en ont fait autant pendant des années avec leur assistante dévouée dans de discrètes chambres d’hôtels.

Cette affaire de diffusion malencontreuse d’informations confidentielles aurait pu en rester là. Mais tout a rapidement dégénéré. Ce fut l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Henri Caumassiasse, lui aussi destinataire des informations par l’un de ses militants, m’appelle.

– Ca va être le bordel.

Pour une fois, je suis tout à fait d’accord avec lui.

– Tu proposes quoi ?

– Comment ça, je propose quoi ! Il n’y a qu’une seule solution : la-grè-ve ! C’est l’occasion rêvée pour que la direction lâche sur les salaires.

– OK, je propose que l’on profite de l’occasion pour exiger une augmentation uniforme des salaires inférieurs à 2 500 euros, d’au moins 5%.

– Non, il faut une augmentation pour tout le monde.

– Même pour Pasunradi, Martin Laville et sa clique ?

Caumassiasse hésite. Il est face à un dilemme : suivre la ligne officielle du SOT et considérer que « ces salauds de patron doivent augmenter tout le monde, même les mieux payés », ou estimer que le culot a ses limites et que l’on doit faire une différence. « A part les membres du comité de direction, tous les autres sont des travailleurs comme nous », me soutient-il souvent.

– Et où vas-tu fixer la limite ? Celui qui gagne 2501 euros sera pénalisé par rapport à celui qui en gagne 2499, c’est scandaleux ! ajoute-t’il.

Il est vrai que si nous n’intervenons pas dans cette affaire de favoritisme salarial, notre crédibilité auprès des collaborateurs de Moudelab sera largement entamée. Et pour la direction, c’est la porte ouverte à toutes les dérives.

La FUC et le SOT décrètent donc la grève. Sans préavis. Le CON, comme d’habitude, ne prend pas position sur ce qu’il considère être une affaire privée de « négociation entre un salarié et son manager ». A notre grande surprise, le mouvement est largement suivi dès le premier jour, par 85% des employés et ouvriers. Pour eux, pas besoin de jeter un coup d’œil sur leur fiche de paie ! Ils savent que leur pouvoir d’achat dégringole année après année. Même les cadres y sont allés de leur mauvaise humeur : la plupart ne digèrent pas les 12000 euros mensuels de Pasunradi. La grève a débuté le lendemain à 9 heures. Nous n’avons pas eu besoin de distribuer des tracts, la veille. Radio-moquette a fait le nécessaire pour informer tout le monde. Seulement quarante-cinq minutes plus tard, nous étions, Henri et moi, ainsi que les délégués du personnel, dans le bureau de Sapert-Bocoup, avec la DRH et le directeur financier.

– Messieurs, il s’agit d’un malentendu…

– Un malentendu à 12000 euros tout de même ! l’interrompt Henri Caumassiasse.

– Fois douze, rectifiai-je.

– On ne fait pas une grève pour si peu, lance Françoise Plansoc.

– Puisque vous le prenez comme ça, nous quittons ce bureau et reviendrons lorsque vous serez mieux disposés. En attendant, c’est la grève, rétorque Caumassiasse.

J’approuve et nous nous levons. Les délégués du personnel nous imitent. Sapert-Bocoup, pressentant un clash potentiellement incontrôlable, se précipite vers nous et nous supplie de rester. Comme c’est touchant ! Le PDG d’une des entreprises industrielles les plus en vue en train de nous lécher les mocassins. Manquerait plus que Françoise Plansoc nous propose une petite gâterie pour que le tableau soit complet ! Quand on racontera ça aux copains de la confédération !

  • Nous exigeons 5% d’augmentation pour tout le monde, dis-je.
  • Vous allez étrangler Moudelab & Flouze ! s’étrangle lui-même Hubert Henron, le DAF.

La discussion dure deux heures. Peu avant midi, nous avons le plaisir d’annoncer à tous les collaborateurs que les salaires seront augmentés de 1,35%, chiffre qui s’ajoutera au résultat de la NAO, la négociation annuelle obligatoire, prévue deux mois plus tard. Exactement ce qu’il nous fallait. Rien de tel qu’une petite bouffée d’oxygène juste avant une nouvelle campagne d’adhésion au syndicat.

Henri Caumassiasse et moi sommes pour une fois d’accord : on ne remerciera jamais assez notre taupe stagiaire au service paie d’avoir involontairement effectué une mauvaise manipulation de la messagerie.

La nièce du secrétaire confédéral est décidément d’une redoutable efficacité. Elle a déjà fait le coup dans neuf entreprises avant que nous utilisions discrètement ses services… Elle a mérité une belle prime, puisée dans la caisse noire de la confédération.